Comment faire de l’histoire?

Faire avec :

Sophie Wahnich

L’impossible citoyen, éd. Albin Michel 1997 & 2010 (C)

La liberté ou la mort, éd. La Fabrique 2003 (L)

L’intelligence politique de la Révolution française, éd. Textuel 2013 & 2019 (I)

La Révolution française n’est pas un mythe, éd. Klincksieck 2019 (R)

Stridences en conjoncture trouble, éd. Excès 2021 (S)

(citations en italiques, avec initiale en gras et pagination)

Les textes y sont brefs mais pas trop,

sérieux mais pas trop,

homogènes mais pas trop.

(Présentation des éditions Excès)

«Tout seul on va plus vite, à plusieurs on va plus loin»

(slogan cité S,117)

Les mots avaient été très utiles aux Lakotas. Ils les avaient liés, les avaient gardés unis

dans leurs multiples périodes de transition et les avaient aidés à donner du sens

aux nombreux mondes qu’ils inventèrent. La diplomatie avait été leur meilleur atout.

Elle était complexe, parfois exercée au moyen d’un âpre marchandage,

d’autres fois au moyen d’une indifférence déstabilisante ou de longs discours lyriques.

(Pekka Hämäläinen, L’Amérique des Sioux, éd. Albin Michel 2022, p.294)

Comment faire de l’histoire?

Toute langue s’offre en inventivité sans limite, se jouant de toutes sortes de paradoxes. Ainsi ce «faire de l’histoire», paradoxalement opposé en français à son pluriel si proche: «faire des histoires» passe pour ignoble quand il s’agit de noble science. La langue s’en moque gentiment. Si l’on peut rire un moment avec elle, bizarrerie ou curiosité (familière, exotique?) seront d’ailleurs vite dépassées: après tout, nous cherchons à connaître la majuscule Histoire sans ignorer les histoires minuscules. L’étonnement vire alors en interrogation voire en énigme: où diable «lalangue» va-t-elle chercher ça, le quasi même plan du singulier avec le pluriel, du pire avec le meilleur, du subjectif et de l’objectif, et pourquoi pas, tant qu’elle y est, de la fiction mensongère avec le souci du vrai? Mieux, si l’on parie que toute langue tente de dire quelque chose de quelque chose et pas seulement des mots: quel diable de réel peut bien avoir inspiré pareille indifférence moqueuse?

Bien sûr «vérité» et «réalité» sont encore de grands mots assez loin de nos pratiques mieux faites aux petites choses. Nos fiers concepts, qui se rêvent en captures sans phrase, ne tournent-ils pas, souvent, en pièges décevants, voire bredouilles? Or ces livres se présentent en épreuves aussi nombreuses que précisément ciblées – ce qu’on appelle évidemment trop vite «Révolution française»: certes pas une petite histoire, mais sans doute beaucoup de petites, et bien sûr pas une mais La Grande Histoire du petit pays français. La question, avec ces lectures, serait donc de creuser l’énigme, d’éclairer en compagnie historienne ce que devient, sur pièces, la bizarrerie des mots qui se prennent pour les choses, comme celle des choses qui se contentent de mots. «Sur pièces» voudrait dire qu’ici on accepte, à rebours de la distraite RF de 14 juillet (un artifice, non?), d’en suivre comme on peut l’endurante durée: faits plus ou moins effectués ou effectuants, événements plus ou moins causaux, avec leurs cortèges de valeurs et de faire-valoirs, de sentiments et d’émotions manipulés ou non, de croyances plus ou moins ancrées, plus ou moins ancrantes, d’individus foudroyants ou foudroyés, de gens comme vous et moi, en tonnerres grondants ou grondés… J’en passe, arrêté soudain par la découverte qu’il pourrait aussi bien s’agir de cet immuable mobile de passé-présent-futur qui arrive tous les jours et qu’on appelle «ce qui se passe», la vie. Mais laissons-la écrire, d’un bout à l’autre de ce premier ouvrage(I,9,245,362):

L’histoire qui a eu lieu est le présent des hommes, de ces êtres vivants qui ne sont ni des purs sujets de liberté, ni de purs agents soumis à des déterminations, des hommes qui parfois, d’une manière éphémère et rare, deviennent effectivement de sujets de l’histoire en tentant de déplacer les situations qu’ils vivent ou qu’ils subissent.

L’écriture de l’histoire est ainsi dans l’événement, elle opère la réparation du langage politique, l’explicitation et la légitimation des décisions politiques, des mots d’ordre. La procédure, à ce double titre, est procédure de vérité.

Le laboratoire révolutionnaire, sans donner de réponse univoque, nous convoque à reprendre en charge son horizon d’universalité et à ne pas oublier qu’il n’y a pas de politique exigeante sans rapport au tragique et que pourtant il convient de relancer les dés de l’universalité.

Depuis hier jusqu’aujourd’hui, de l’éphémère au devenir, de procédure en vérité et de laboratoire en tragique, le jeu ou le pari de l’universel ferait-il brèche pour l’énigme que la langue ne laissait voir qu’en contradiction infranchissable? C’est ce qu’il s’agit maintenant de reprendre, en mots comme en choses.

*

Boussole, ou plutôt archives en mains (L,21 à 25), notre historienne voit des moments-clés en dynamique (révolutionnaire), nouage (politique), exercice de fondation (la violence restituée parce que située), reprise plutôt que rebond (l’initiative de la terreur). Bref, l’archive permet d’ajouter plutôt que déplacer. Les émotions font alors paradigme d’une économie fondatrice, en articulant sentir et juger. Le climat des archives? Ombre plus que lumière, orage plutôt qu’éclair, confuse obscurité plus que claire distinction: la vengeance s’y invente par exemple en institution publique (L,61,105). Ce que Danton exprime d’un curieux trait: Je ne vois pas de milieu entre les formes ordinaires et un tribunal extraordinaire. Un lapsus? Comment savoir si «pas de milieu» signifie différence ou identité? Robespierre (L,71), lui, voit le milieu, sans cesser de regarder la boussole: la boussole vertu et égalité, qui peut vous diriger au milieu des orages de toutes les passions, et du tourbillon des intrigues qui vous environnent. Confuse obscurité peut-être, mais non indécision, apathie ou renoncement. La boussole indique une direction à prendre, non un état de fait à quoi se soumettre ou se résigner. Il est vrai qu’entre orages et tourbillon, le risque est grand de se tromper de direction (L,76,77,79,85,86,94,103) – c’est ce qui est arrivé à nombre d’histoires qui n’ont vu la fine égalité qu’en grossier égalitarisme, la vertu sévère qu’en douce pitié apolitique, pour enfin décréter l’insensibilité au malheur là où il s’agissait au contraire de la rendre impossible. Autant dire que l’erreur est féconde jusqu’à nos jours: en 2001 le «terrorisme», ce néologisme thermidorien, continue à occulter la légitimité de la violence populaire, un processus juridico-politique de responsabilité collective. Il est vrai que pareille justice universelle demeure une espérance, avec sa condition fondamentale de réciprocité.

Pourtant, notre présent politique montre que la Révolution française est redevenue un objet chaud, un point d’appui pour une histoire de haute température, reprend le livre suivant (I,9), en soulignant l’actualité toujours vive (Judith Butler citée I,27) d’un universel ni violent ni totalisant, mais site de contestation en crise incessante. La boussole archivée parle ici hier (1791!) comme si c’était aujourd’hui (I,52):

Il faut qu’un peuple dont la liberté n’est pas imperturbablement affermie soit toujours sur le qui-vive, il doit craindre le repos comme l’avant-coureur de son indifférence pour le bien public et se faire une habitude de contredire et de disputer pour n’être pas la dupe de tant de vertus vraies ou affectées par lesquelles on pourrait le tromper.

Comment ne pas se demander avec elle (I,57) si, à ce jour, notre liberté politique, est bien affermie? Nous voilà en tout cas un peu moins hébétés devant l’énigme: contradiction et dispute font moins problème que solution! Le milieu que l’un ne voyait pas tandis que l’autre proposait de s’y orienter, c’est, en d’autres termes, le fil fragile mais tendu de l’action révolutionnaire, funambule inquiet, jouant équilibre avec instabilité. Conscience partagée, dit-elle (I,73), entre recours à la résistance ou à l’insurrection et la volonté de tout faire pour ne pas y avoir recours. Ainsi Robespierre encore (I,81,82) creuse-t-il le problème au plus près de l’énigme, la nécessité de protéger la liberté publique de la puissance publique:

Donner au gouvernement la force nécessaire pour que les citoyens respectent toujours les droits des citoyens, et faire en sorte que le gouvernement ne puisse jamais les violer lui-même, voilà à mon avis le double problème que le législateur doit chercher à résoudre.

Pour approcher pareils monstres (un citoyen détaché de ses propres droits, un gouvernement qui les viole), il faut les fins outils du savoir-faire, de la procédure (Saint-Just cité I,181) distinguant loi et loi (la loi civile et la loi du droit des gens), mais aussi liberté et liberté, gouvernement et gouvernement (c’est la résolution du problème par Robespierre cité I,188): le gouvernement constitutionnel s’occupe principalement de la liberté civile; et le gouvernement révolutionnaire, de la liberté publique. Distingue, ou comprenne, qui pourra? Si l’on veut, mais là encore monstres obligent, et l’actualité de ce passé balance jusqu’à nos jours (I,187): la confusion a coûté cher récemment à la révolution tunisienne. Le 20 juin 1792 (I,171), les choses du milieu se montrent: il s’agit avec ce bricolage en situation de rendre présente la voix du peuple sans que la colère qu’elle contient devienne dissolvante des liens qui unissent encore ce peuple à ses représentants. Énigme pour énigme, bricolage pour bricolage, débrouillons-nous: publique, ou civil? fonder, ou conserver? défendre, ou protéger?

L’historienne de ce passé, retravaillé en futur présent, le sait pour l’avoir vécu en ses temps d’études (R,13,14,17): l’histoire de la Révolution française est un objet politique contemporain devenu ambivalent dès les années 1960 – cette ambivalence n’a jamais cessé. D’éminentes discussions savantes (Lévi-Strauss ou Lukacs avec Sartre, Soboul ou Foucault avec Furet…), elle peut tirer des termes théoriques pour l’énigme pas moins funambulesque – non plus vérité contre réalité mais danse du sens et du vrai: la quête du «vrai» n’était pas congruente avec la quête du sens, et il s’agissait bien de savoir si l’histoire devait produire du sens ou de vrais savoirs scientifiques. Les mots nouveaux renouent avec les choses anciennes: réglage en mouvement, tourmente, débats noués et dénoués, rejets et doutes, constellation d’accords et de désaccords. Voilà sur quoi porte le questionnement de l’historienne: ressaisir l’à quoi bon de l’histoire face aux crises que nous connaissons. Quand les uns proclamaient la Révolution française aussi terminée que matrice du totalitarisme, les autres répondaient qu’elle n’était pas un objet froid – pourquoi pas traverser avec elle ces nappes de brouillard, aspirer à comprendre ce qui échappe avec des rencontres inopinées dont les livres précédents ont tracé, sur pièces d’archives, quelques pistes?

Un Sartre peu lu sinon oublié imprègne alors ces nouvelles rencontres (R,26, 27, 34, 35, 37, 47, 49, 101, 135): une pensée de la dialectique des situations qui soit aussi dialectique du passé et du présent, du savoir et de la praxis, de la liberté du sujet et des contraintes qui pèsent sur ses actes. Dans les termes du philosophe, devenir un homme c’est se changer par le dépassement d’une situation, par ce qu’il parvient à faire de ce qu’on a fait de lui. Rien de plus complexe, jadis comme hier et probablement demain: le langage, décidément fourchu, permet de s’arracher comme de s’engluer dans la répétition de l’histoire, objectiver c’est aussi aliéner, des médiations peuvent soit aider à avancer soit faire obstacle et souvent les deux à la fois. Comment l’universel singulier de l’individu pourrait-il échapper au carnaval de subjectivités? Comment sauver les contradictions, ne pas totaliser trop vite, rendre la complexité intelligible? Comme ça:

Sartre fait la leçon marxiste à ses lecteurs et même aux acteurs du moment 1789! En 1960, il propose une intelligibilité complexe des contradictions et des inventions qui mènent à ce qu’il appelle l’«Apocalypse». Il ne renonce pas aux catégories sociales ni aux concepts. Finalement la Nation est révolutionnaire, elle est la Révolution permanente, un bouillonnement. Sartre cherche à saisir comment les hommes réels font effectivement leur histoire en recherchant les détails qui produisent des bascules, des contradictions logiques, des apories.

Ainsi, analogiquement, l’universel se réalise (R, 74, 75, 83 à 85, 87, 93, 94, 96 à 99, 102, 103) en myriade d’universels singuliers, fusion plutôt qu‘union, produisant, comme dit Sartre, sa propre idée, là où l’humanité se rejoue, se retotalise, se libère: rien d’autre que le présent, futur déjà imaginable et ligne de mire de l’action (vrai nom de la boussole), un présent fait de décisions, d’attentes et de sauts. Penser ainsi la complexité c’est aussi bien suivre et décrire la simple mais dure réalité, rien de facile: partout totalisation n’est pas totalité, et le savoir vivant n’est pas plus achevé ni certain que l’action ou l’événement. Séquences et non progrès, telle est la complexité du temps de l’émancipation. Ni continuum ni table rase, mais réagencement – flair de l’actuel et saut du tigre disait Benjamin empruntant à Blanqui. Histoire-de et non histoire-sur: l’histoire de la Révolution est un lieu d’intrigue politique et non un patrimoine à arpenter. L’archive? Moins information à vérifier que langage à décrypter. Barthes ne s’y trompait pas, qui parlait d’un au-delà du langage qui est à la fois l’Histoire et le parti qu’on y prend – jamais langage ne fut plus invraisemblable et moins imposteur. L’historienne en prend acte: je ne peux faire de l’histoire de la Révolution française que parce que cette histoire résonne avec les imaginaires sociaux de mon groupe; j’accepte cette condition comme une donnée anthropologique.

L’historiographie du «faire de l’histoire-de», ici précisément affrontée au récit de son propre travail de chercheuse, trouve sa ligne de mire (R, 161, 162, 167, 184, 185, 188, 196, 220, 224, 230,231,241,243,246) inspirée cette fois entre autres de Foucault: le savoir comme révolution en quelque sorte – peut-être pas science et encore moins scientisme, mais savoir qui ressemble à celui que forgent tous les êtres humains pour pouvoir assumer leur condition d’êtres humains. Ainsi trouver dans l’actualité le lieu même du questionnement. À l’heure de saisir l’histoire dans ses plis et déplis, rémanences, inventions et butées, c’est à un syncrétisme sans renoncement à ses influences, qu’elle reconnaît son écriture aussi bien nommée usage politique chaud de l’histoire de la Révolution. La voici confiante, avec d’autres, en ce qui s’inaugure de liberté et d’égalité dans l’événement fondateur, virtualité toujours à ressaisir et à réinterroger, désir d’égalité comme devise d’un amour de la vie. Hommage à Régine Robin, qui espérait (avait trouvé?) une historienne ironique, inquiète, qui donnerait à la fonction critique une véritable existence dans la société sans se prendre pour autant en porte-parole du social. Hommage à Jacques Rancière et son triple contrat de l’historien: scientifique, politique et poétique. Hommage à Nicole Loraux dont la théorie et la pratique de l’anachronisme lui ont appris un marxisme de contrebande – de quoi réinventer l’objet «Révolution française»: oui, des hommes ont été libres, ils pourront l’être à nouveau.

Le plus récent morceau de cette histoire d’histoire s’essaie à l’épreuve de la promesse d’à nouveau (S,10,11). Cette séquence française semble pour le moins rude, émaillée d’ailleurs d’attentats divers: 1995 (lâchage de la nécessaire hiérarchie entre pouvoir législateur et pouvoir exécutif) – 2002 (un candidat d’extrême droite au deuxième tour) – 2020 (confinement). Ne se font plus que des histoires lamentables:

Violence sur les corps, formes de vie programmées, libertés publiques enterrées, contrôle démocratique ramené à la seule farce électorale… La situation arrive de manière récurrente par nous qui répétons sans cesse des gestes qui signent notre impuissance. Nappes immobiles du temps qui semblent régir les conditions d’une servitude volontaire.

Un temps immobile mais pas sourd ni muet: stridences, dit-elle (S,15,16,23,25,28,29,36). La contrainte, fut-elle légale, ne cesse de frotter durement la norme des lois, institution civile dont nul n’ignore qu’elles ne s’entretient qu’à l’aune du désir, effort sans effort pour décider ensemble de ce qu’on souhaite qu’il arrive. Entretenir ainsi, comme le feu qu’on chérit sans le laisser nous dévorer, c’est reconnaître le conflit, stridence au cœur de la cité démocratique. Lu en 2019 sur une pancarte portée par un petit monsieur au Jardin du Luxembourg, l’énoncé charmant ne dit pas autre chose que l’éloge tranquille du conflit: «la planète bleue est en danger, et pour lui redonner sa couleur verte, il nous faut un peu de jaune». Ainsi crissent expérience et horizon d’attente, troués peut-être par l’événement ouvrant un nouveau temps. Sentir c’est déjà percevoir et, de faux ressentiment en vraie réaction, il arrive que contre-feu s’oppose à contre-feu, vrai débat contre grand débat, à moins qu’on crache une lucide «Bienvenue en lacrymocratie».

Strider, crisser, s’agiter, pleurer, trembler ainsi? Rien d’autre que les affres de toute représentation, de soi et des autres, dont la vieille et neuve Constitution de 1793 savait prévenir les risques (S,43,44,65 à 67,74,75): s’il y a réclamation, le Corps législatif convoque les Assemblées primaires, pour voter pour ou contre la loi, d’un oui ou d’un non. Comment disposer du droit de juger la loi? Comment imaginer un sursaut politique quand des lois déshumanisent au point de rendre impossible toute réparation? Face aux machines à gouvernement, où sont démocratie, autonomie, contrôle citoyen? Boussole de la Révolution française toujours, qu’elle précise ici en position éthique, éthique de l’histoire qui nous arrive et qui arrive par nous, quand on ne sait plus quelle est la bonne règle.

Mais comment s’orienter encore, à l’heure où (S,91,92,106,115,120,126,139,143) mouvement (rupture insurrectionnelle) et position (invasion gagnant l’ensemble) sont également objets d’abus, défaut ou excès, comme autant de symptômes, certes stridents? Le peuple peut-il encore s’inventer en loi, quand on ne le considère guère plus qu’en termes au mieux culturels, au pire raciaux, là où la démocratie ne se fait plus acculturante? Comme ils sont loin, l’ami Saint-Just et sa communauté des affections qui ne méprise ni n’imite rien! Malgré les stridences et leurs fort gestes politiques, il y a quelque chose de figé, d’inquiétant parce que figé…Y a-t-il eu une sorte de préférence collective pour le désastre? Un lapsus de pancarte laisse voir l’abîme, disant qu‘on peut acheter la liberté quand c’est le contraire qu’elle développe!

*

Bien entendu l’universelle liberté n’en finira pas de relancer les dés en disputant la singularité de tout, et l’énigme du mélange, aussi agité, empêché ou arrêté soit-il, ne cesse pas de nous regarder encore à travers les jeux de la langue et les stridences de l’actuel. L’historienne a démontré que faire de l’histoire ne se fait pas sans faire des histoires, avec, par et parmi elles, à l’expérience et à l’archive, au passé, au présent et à l’avenir, autant dire à l’aventure. C’est déjà beaucoup, dont cette note n’aura donné qu’un aperçu, mais que la lecture, cette autre affamée d’histoires, relève en reconnaissance de cette chercheuse, inquiète comme tout le monde et comme il se doit, mais tenant bon la présence active de ce qui fut.

Annexe 3 Demander à Deleuze

Annexe 3

Demander à Deleuze

Sous ce titre général, cette annexe propose une part de ce qui, dans l’œuvre copieuse du métaphysicien matérialiste ou empirique, me semble relever de l’opinion ravaudant sa santé comme elle peut.

Pas sûr du tout que l’auteur cautionnerait pareil usage d’amateur expérimentant, je l’entends certes réclamer («ce n’est pas mon problème!»), mais – qui sait ? – sans manquer d’esquisser le sourire dont je crois qu’il l’avait facile.

Seule excuse de ce charcutage ne laissant à son cours transcrit guère plus qu’une page sur dix ou vingt, l’espoir hélas invérifiable qu’on n’y trouvera non seulement rien qu’il n’ait dit mais rien non plus qu’il n’aurait pu dire, pour peu que l’opinion eût échappé à sa condamnation a priori, ce péché de philosophe.

Demander à Deleuze, c’est donc demander pardon, d’avance ou de derrière, pour cet usage ou cette expérimentation, dont les manières communes, presque partout quoique pas dans l’opinion, ont tant intéressé ce penseur fraternel.

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Demander à Jacques Rancière

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À propos de:

Jacques Rancière

Et tant pis pour les gens fatigués – Entretiens

(éd. Amsterdam 2009)

Moments politiques – Interventions 1977-2009

(éd. La Fabrique 2009)

(ci-dessous les propos en italiques sont extraits de ces livres)

Demander à Jacques Rancière

L’habitude de lire habite de nombreux mondes possibles: du divertissement à l’érudition, de la promenade au labeur, de la parade jamais satisfaite au sillon inlassablement creusé. Entre et même au-delà de ces limites apparentes, toutes sortes de nuances, de combinaisons, de sauts ou de ruptures, d’encouragements et de découragements, inclinent à la perplexité: n’y a-t-il jamais assez de livres, ou bien y en a-t-il toujours trop? Lisons-nous comme on se nourrit, ou bien comme on se gave? De déceptions en stupéfactions, de nouveautés dépassées en anciennetés actualisées, une certaine sagesse a fait sa leçon: lire vaut moins que relire, parce qu’on ne lit jamais qu’un seul livre, celui qui nous convient, inconscient. L’ironie du fameux “vice impuni” vient peut-être de là, qu’on peut retourner en vertu non récompensée. L’habitude nommée “lecture” semble s’entretenir d’elle-même comme un moteur aux deux temps incessants. Si le bon livre est celui qui me conduit à en lire un autre, à quoi bon ce dernier qui ne fera pas mieux que me conduire à un troisième et ainsi de suite? Si le bon livre est celui qui rend illisibles tous les autres, à quoi bon lire encore? Épuisants pistons d’une habitude décidément trompeuse, dont il vaudrait mieux se passer? On dira que le carburant ou l’énergie, non le moteur, fait la lecture: désir de rêver ou désir de savoir, imagination ou intelligence, sentiment ou raison, action ou réflexion. Mais alors la perplexité redouble: comment choisir, en effet? Qui voudrait rêver sans raison, comprendre sans imaginer, penser sans faire? À quoi bon sentir sans savoir, raisonner sans s’émouvoir, réfléchir sans agir? N’appelons-nous pas justement “saisir” l’activité des cœurs et des mains capables de penser, celle des têtes capables de mobilisation, celle des corps capables de décision ?

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QUE FAIT (ce qu’on appelle) “ON” ?

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À propos de :

Dominique BOULLIER, Derrière chez moi… Le bois de Sœuvres à Rennes; éd. Textuel 2001. (1)

Patrick CINGOLANI, La république, les sociologues et la question politique; éd. La Dispute 2003. (2)

Philip PETTIT, Penser en société – Essais de métaphysique sociale et de méthodologie; tr. fr. A. Bouvier, B. Guillarme, P. Livet, A. Ogien; éd. PUF 2004. (3)

James SUROWIECKI, La sagesse des foules; tr. fr. E. Riot; éd. JC Lattès 2008. (4)

Serge REGOURD, Vers la fin de la télévision publique? Traité de savoir-vivre du service public audio-visuel; éd. de l’attribut 2008. (5)

Dominique CARDON & Fabien GRANJON, Médiactivistes; éd. Presses de la FNSP 2010. (6)

Alain BADIOU, Pierre BOURDIEU, Judith BUTLER, Georges DIDI-HUBERMAN, Sadri KHIARI, Jacques RANCIÈRE, Qu’est-ce qu’un peuple?; éd. La fabrique 2013. (7)

Extraits de ces ouvrages, repérés ci-dessous en italiques de (1) à (7)

QUE FAIT (ce qu’on appelle) “ON” ?

Extraire de publications plutôt récentes une poignée de celles qui répondraient à cette question relève évidemment de la bizarrerie. “On” n’est pas un sujet. L’assujettissement ici ne renverrait qu’à l’indéfendable arbitraire, récent ou pas. “On” est partout donc nulle part, de tout âge, terrain ou domaine, donc d’aucun – passoire ou filtre absurde, capable d’arrêter ou laisser passer au hasard moucherons ou chameaux, puces comme éléphants. Pourquoi diable tenter de suivre pareil non-sujet?

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Notre père… – Matthieu, 6, 9 à 13

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Lecture critique de « lieux communs »

dans la Bible

(traduction Segond)

Notre père…

Matthieu, 6, 9 à 13

C’est-à-dire: précaire parole

Je ne peux m’empêcher de penser à une critique qui ne chercherait pas à juger, mais à faire exister une œuvre, un livre, une phrase, une idée; elle allumerait des feux, regarderait l’herbe pousser, écouterait le vent et saisirait l’écume au vol pour l’éparpiller. Elle multiplierait non les jugements mais les signes d’existence; elle les appellerait, les tirerait de leur sommeil. Elle les inventerait parfois? Tant pis, tant mieux. La critique par sentence m’endort; j’aimerais une critique par scintillements imaginatifs. Elle ne serait pas souveraine ni vêtue de rouge. Elle portait l’éclair des orages possibles.

Michel Foucault

(publié sans nom d’auteur, sous le titre “Le critique masqué”,

par un magazine français en avril 1980)

Prier c’est dire, de telle manière que les mots ne soient pas en l’air. Il est tentant de croire qu’une prière c’est ce qui monte en l’air – tentation sans doute propre à toute prière. Jonas par exemple prie ainsi, en poussant fort les mots devant lui, au-dessus de lui. Mais ici rien de tel, au contraire. Qui veut dire vraiment – autrement dit: prier – doit commencer par se retirer de cette trop humaine tentation de faire la bête qui monte, qui monte… C’est en secret qu’on prie, dans le recueillement contenu, presque avare: la prière est une parole sèche – sècheresse de la parole même? Jésus est monté sur la montagne – il est visiblement inutile de chercher à monter encore. Dieu sait, hélas, que nous continuons à lever mains et yeux au ciel – dérisoires alpinistes posant nos drapeaux jusqu’au bout de textes plus piétinés que lus et relus. Découvrons celui-ci.

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