Un cas exemplaire

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À propos de :

Jovan DIVJAK, Sarajevo, mon amour – Entretiens avec Florence La Bruyère; éd. Buchet-Chastel 2004.

Un cas exemplaire

Guerre et paix se font moins qu’elles ne se gagnent ou se perdent. On sait même qu’en réalité toute guerre est perdue: reste donc la paix, qu’il s’agit seulement de gagner. Ce livre invite d’abord à voir et à savoir comment gagner la paix. Plus haut et plus loin (mais n’est-ce pas la même chose, la même cause, la même affaire?) ces entretiens sont un matériau exemplaire du problème politique le plus actuel. Qu’est-ce qu’un problème actuel? Ce qui, ici et maintenant, travaille le fond des choses, que les philosophes appellent “essence”, ce qu’elle sont vraiment ou en dernière analyse. Que sont les choses “politiques”? L’exercice et les limites du pouvoir. “Je suis donc je peux”, dit cet homo politicus que, tous et chacun, nous sommes. Alors nous entrons en politique: comment faire pour que l’exercice du pouvoir ne dépasse pas ses limites, et que ses limites n’empêchent pas son exercice? En termes techniques: comment faire vivre une république (limites) en démocratie (exercice), et une démocratie en république? Demandons au général Divjak, qu’une histoire tragique -quelle histoire ne l’est pas?- a métamorphosé en adorable chimère, additionnant exemplairement en lui un Tintin démocrate avec un Socrate républicain.

La leçon de fond est ici due à cette forme bizarre de notre temps appelée journalisme. Son bon côté, fort bien illustré à cette occasion, est pourtant rare, et pour cause: on sait que la diversité des faits est toujours menacée de diversion, que l’anecdote du récit est toujours menacée de distraction, et que, enfin, la découpe de vies ou de sentiments personnels ne peut ignorer le piège du mièvre subjectivisme. Mais justement: l’évitement de tous ces pièges est ici remarquable. Sans rechigner à la légèreté du journalisme, mais en rechignant heureusement à l’apesanteur du superficiel, Florence La Bruyère sait alterner les points de vue, poser les questions, fixer les idées, indiquer les références, focaliser l’attention. Le lecteur peut laisser aller la sympathie sans sacrifier l’objectivité, rêver sans s’endormir, s’informer sans cesser de savoir, apprendre sans renoncer à comprendre: la crise rapportée n’a pas d’autre devoir que critique.

Sarajevo”: est-ce autre chose qu’une chanson, qu’un nom, qu’un conte trahi par sa légende même, à l’heure de la communication écrasant toute correspondance, la médiatisation écrasant toute médiation? Preuve et épreuve sont données là, à hauteur de leur objet ou objectif. On ne lira pas ce livre sans penser à l’honneur si souvent perdu du journalisme, dont le risque est la vertu: mixte délicat ou instable qui rappelle l’amitié civique ou politique évoquée par Aristote, solidarité avec méfiance, humour avec sévérité, justice avec justesse. Le bon journalisme est ajusteur: patience de l’impatience, finesse de portrait là où la caricature et la brièveté imposent leur grosso modo. Jovan Divjak est précisément un modèle idéal, lui qui se dit expert en “Ikebana”, cet art japonais des apparences, non pour les travestir mais bien pour les traverser en y demeurant! L’étonnement est requis partout, source de vigilance dans l’action comme dans la pensée, quand il leur arrive de conjuguer conviction et responsabilité. Qu’on en juge.

Quand il dédie ce livre aux “patriotes connus et inconnus”, Jovan Divjak fustige le nationalisme, ce goût récent et sot des nationalités, pourtant si apparent (“les nationalistes dominent partout en Bosnie!”). De 1988 à 91, Milosevic épure l’état-major de l’armée yougoslave (pour la seule Bosnie-Herzégovine: douze généraux serbes sur quinze), mais en 1993 l’état-major de l’Armija bosniaque ne fait pas mieux (seulement trois non-“Musulmans” sur vingt-cinq officiers). Du côté des Nations Unies, combien de Rose (négociateur de trève-spectacle sous les bombes), pour un Cot (partisan de ripostes implacables)? L’assassiné (Djindjic) peut bien avoir été souteneur des assassins (Karadjic), quand le Haut Représentant organise des dîners de presse dont les invités sont “ethniquement” triés. Quatorze programmes différents d’enseignement peuvent-ils s’accorder sur autre chose que l’histoire…du Moyen-Âge? Ici on dira “agression” ce qu’on dit là “guerre patriotique” et ailleurs “guerre civile”! Finalement quoi de mieux, dans de telles conditions, que le paradoxal oui-non de Divjak à la politique, aussi méfiant et même hostile, qu’engagé et même précurseur comme il faut l’espérer?

Mais à ces figures (entre autres) d’une contradiction qu’on pourrait croire vouée par destin à l’échec, il faut mesurer leur fidélité positive à l’essence de la politique, qui ne saurait justement aller sans contradiction. J’appartiens, dit ce Socrate ou citoyen du monde, à la planète Terre – il me suffit de diminuer la bêtise ne fût-ce que d’un pour cent! Un autre sarajévien excédé, au recensement de 1990, s’était déclaré esquimau; pourquoi pas, quand la moitié de la population se dit “Musulman”, le tiers “Serbe”, le dixième “Yougoslave”, et le reste “Croate” ou “Autre”?! Alors Tintin se régale: quand il demande aux sombres brutes de descendre de leur arbre pour adopter la position debout; ou quand il relève la ruse rigolarde de ce chef de mission onusienne immatriculant les véhicules à l’aide des seules lettres identiques dans les deux alphabets cyrillique et latin, dont la différence était sérieusement défendue par l’atroce crétin de service!

Pas vraiment de quoi rire toujours, certes. D’une telle auberge la sortie n’est sans doute pas pour demain. Les 10.500 enterrés des cimetières-jardins ou des cimetières-terrains de foot de Sarajevo, et leurs milliers d’orphelins, font moins rire que le gruyère troué d’une Bosnie-Herzégovine aux 13 “premier ministre”, aux 180 ministres… Aux Balkans, qu’est-ce qui ne fait pas symbole, quand un président français choisit la date du 28 juin -bataille sacrée de Kosovo Polje, assassinat de l’Archi-Duc- pour livrer du même coup la même ville à l’humanitaire et aux bombes? Le symbole de Knin (désertée par les serbes en fuite, occupée par les croates fuyant les bosniaques) laisse loin rires et pleurs, lui aussi. Rira-t-on encore de voir que le crime organisé et le sport ont su, bien plus vite que les “responsables”, recoudre l’unification déchirée par la guerre?

Reste que de tels entretiens devraient au moins suffire à persister, à conforter une récalcitrance tranquille, à bas bruit mais à haut sens, qui n’a besoin que de ce peu pour se lever encore et marcher. Cincinnatus a bien quelque parent de ce côté-ci du monde et de l’histoire. Jovan Divjak est de ceux à qui il faut souhaiter, avec le grand merci qu’on lui doit, de poursuivre la construction du monde commun dont ils sont effets autant que causes, et qui s’appelle, entre nous mais pas sans nous, humanité.

Gilles Clamens – gilles.clamens@wanadoo.fr

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