Dire qu’il faut tout nous répéter dix fois !

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À propos de : Robert MUSIL, Journaux, tome II; traduction établie et présentée par Philippe Jaccottet d’après l’édition allemande d’Adolf Frisé ; éd. du Seuil 1981.

Dire qu’il faut tout nous répéter dix fois !1

Dix… vingt… et même cent? Vingt-cinq années après cette publication prenons l’occasion aux cheveux, puisque les décennies qui nous écartent de Musil nous rapprochent là-dessus. Son exclamation désolée prend aujourd’hui des allures d’évidence insupportable2. Clamé encore ici ou là, le “Plus jamais ça!” est-il autre chose qu’un nœud de langue de bois?

Musil a laissé de quoi éditer ce tome de “Journaux”: de 1919 à 1941, des notes quasi quotidiennes entretiennent bon an mal an le travail de l’écrivain. Bon an: l’œuvre, jamais terminée et pourtant accomplie aussi parfaitement que possible, L’homme sans qualités3 ; mal an: l’entre-deux-guerres, tiré par les tirants qu’il sait, qu’il voit, qu’il entend. Pourquoi pas tenter de lire, pour une fois, non l’écrivain d’ailleurs infiniment loué, dépassé ou dissimulé par son œuvre éternelle (la drôle de présence de la postérité n’a pas d’adjectif en français) – mais plus banalement sans doute, le frère qui se parle et nous parle? Disons encore: celui que le présent atteint de telle sorte – lui que nous avons appris, par l’œuvre, à reconnaître maître du présent parmi quelques autres4 – qu’il a toutes les chances de nous apprendre à maîtriser à notre tour un présent sinon identique du moins semblable. Nous ne sommes pas entre deux guerres? Non certes: plutôt entre dix, vingt ou cent – de ces guerres dont la répétition polymorphe résonne pour nous jusque dans le leitmotiv de ces notules de rien ou presque, sûrement pas promises à la publication5 .

Musil” ou “Robert”, “Ulrich” ou “Anders” – mon frère, que t’es-tu demandé qui pourrait bien nous aider aujourd’hui à demander pareillement ce qu’il y a et ce qu’il faut? Allons d’abord à ce pour quoi on est tenté de demander l’éclairage le plus urgent: l’obscur état politique de tout, la souveraineté du pire, la térébrante “bêtise” à laquelle tu as conféré (trop peu ou mal, crois-tu6 ) tant de choses.

Cela commence (nous sommes en 1919) par l’abandon des ponts: il m’est arrivé quelquefois de calculer tel ou tel élément d’un de ces ponts; puis j’ai abandonné la tâche, sûr qu’elle ne pouvait être menée à terme (…) qu’en reste-t-il? Quand le souffle avec lequel on avait tenté d’animer l’ensemble est épuisé: un amas de matériaux, inorganique, mort . De l’élan, mais plus de forces, ajoute-t-il pour se résoudre à cela: je renonce à la systématique et à la preuve exacte. Je veux simplement dire ce que je pense et faire comprendre pourquoi7 . Autant dire que nous voilà menés à prudence et modestie: si celui-là, si bien placé, s’en tient à si peu, tenons-nous le pour dit – mais voyons tout de même.

La politique, donc: au sens averti dorénavant, c’est-à-dire tout bête. Or voici ce qu’on peut lire: Il ne faut pas se laisser duper par les programmes des partis: simples atavismes. L’indifférence des électeurs est beaucoup plus importante. Le lecteur de 2006 ne relèverait-il pas la tête, par-delà les ponts en ruines? On peut dire que l’énorme et vénérable appareil du parlementarisme ne fonctionne plus du tout (…) Autre tentative: le journal. Il forme l’opinion publique, mais on le considère plutôt comme son miroir rétrospectif8 . C’est dit, nous y sommes, et les notules de l’écrivain pèsent de toute une actualité. La réquisition de modestie et de prudence n’ôte rien à la coïncidence du constat: Le capitaliste et le bolcheviste ne sont que deux variantes à peine distinctes de l’homme moderne (…) On peut dire que le tempérament conservateur de l’homme a noyé le monde sous un déluge d’humiliations, de bêtise, de bassesse et de malheur. Mais on ne peut épargner à son extrême opposé le même reproche9 . Bien entendu, le constat n’a rien pour plaire (table rase, ou désespoir, se dit-on) quelque partagé qu’il soit aujourd’hui. Mais là encore prudence, si l’on en croit les questions persistantes10 que n’interdit pas l’ironie de projets théâtraux à demi sérieux11. Désespoir, dérision, résignation – ou bien justesse de flèche?

Rien de dépassé en tout cas, pour peu qu’on rappelle les choses d’époque (nous sommes – notons bien, à notre tour – entre 1920 et 1926): Naguère, le programme politique était la caricature de la vie intellectuelle. Grâce aux “Völkische”, le programme devient la vie tout court (…) On livre un comitadji. Le lieutenant au sergent: fusillez-le. Sergent: À quoi bon tant d’histoires! Tire sa baïonnette et l’enfonce dans le ventre du prisonnier. Lors de la prise de Bucarest, les femmes furent allongées et violées dans du vin répandu à cet effet. Des Serbes arrachent à un prisonnier ses yeux, les remplacent par des boutons de pardessus et l’attachent par le cou à un bouleau que le vent balance, ses pieds touchant à peine le sol. Lors de l’opération manquée du forcement des Dardanelles, des vaisseaux de guerre anglais coulent. Des marins nagent jusqu’à la rive ennemie. Là, des soldats arabes. Ils courent à la rencontre des nageurs épuisés et leur tranchent la gorge. Officiers et soldats autrichiens ne peuvent les en empêcher, ils sont comme fous et jouent du couteau contre quiconque veut les retenir. Les mêmes hommes épargnent les puces qu’ils trouvent dans leurs vêtements et les posent sur le bord de la tranchée12 .

Combien de fois, déjà, disait-il qu’il fallait répéter les choses? Beaucoup moins qu’il faudrait en réalité, c’est sûr – ou bien c’est que la répétition (d’Ukraine en Rwanda-Congo, d’Algérie en Croatie-Bosnie, de Palestine-Israël en Afghanistan…) et sa nécessité ne sont qu’un leurre, à l’instar de cette guerre de 1914 qu’il se rappelle: pour la première fois chacun avait quelque chose en commun avec tous. On se dissout dans l’événement supra-personnel. On sent la nation en chair et en os (…) On ne peut taxer cela simplement d’ivresse, de psychose, de suggestion, d’illusion, etc. (…) C’était un cheval de Troie: un leurre – mais dans le cadre d’une expérience divine13. On pense à un autre de ses propos – cette fois d’écrivain sûr d’être incompris: les individus sont intelligents; pourquoi l’ensemble est-il si affreusement bête? (…) Ce matin encore je me disais qu’il faudrait fonder une société contre l’expansion de la bêtise14. Intelligents, les individus? Mais il note au lendemain de l’incendie du Reichstag (mars 1933): tous les droits fondamentaux du libéralisme sont abolis aujourd’hui, sans que cela ait suscité chez un seul individu une indignation violente (…) On accepte cela comme une intempérie (on se souvient des premières lignes de L’homme sans qualités). L’individu moyen ne se sent pas encore visé. On pourrait en être profondément déçu; il est plus juste d’en déduire que tout ce qui vient d’être ainsi liquidé n’importait plus guère à personne. (…) “La vie continue”. Bien que des centaines d’hommes soient tués, jetés en prison, passés à tabac, etc., chaque jour. Ce n’est pas de la frivolité, plutôt quelque chose comme le désarroi d’un troupeau qu’on pousse lentement en avant, tandis que les premiers sont mis à mort15 . Comment ne pas penser à nous, qui voyons passer plus d’un incendie, et autant d’injustices? Comment peut-on encore travailler, se demande-t-il, dans cette situation, le démantèlement de la tradition? Écrivain débutant, avoue-t-il, j’ai méprisé les “masses”; plus tard, j’ai vu dans ce mépris une erreur de jeunesse; et maintenant, je reviendrais de nouveau un peu en arrière?16 Écrivain ou pas, débutant ou pas, qui peut aujourd’hui ne pas s’interroger ainsi? Ne sommes-nous pas tentés, comme lui, de parler par exemple de démocratie consumée dans le souci de sa propre existence? De rêver, comme lui devant le commerce et la bêtise, de ce qui se produirait si seule comptait pour nous (par exemple nous qui le lisons encore, ici et maintenant) la signification des livres? Il avoue l’utopie intenable (la disparition rêvée du besoin de divertissement, de l’individualisme effréné et même du racontage d’histoires17 !) – restons-en donc à la demande politique.

Que diable entendre par “démocratie”? Car il se dit démocrate, orthodoxe autant qu’hérétique il est vrai: la démocratie sans équipements spéciaux pour l’éducation de la volonté et de l’esprit est impossible. Prenons “le soldat inconnu” par exemple, ce geste français destiné à illustrer la véritable perte morale entraînée par la guerre – mais voilà qu’il rapporte ce qui se dit en Allemagne dans les années 30: le soldat inconnu de la Grande Guerre, c’est Hitler. Leçon impitoyable: le médiocre arrivé est le pire danger de tous les mouvements politiques18. La résolution qui s’ensuit paraît mince, mais là encore n’est-ce pas la nôtre, à toutes sauces? Elle se dit ainsi: la politique n’est pas quelque chose que l’on puisse prendre tout à fait au sérieux. Sinon, on voit où elle mène: l’Allemagne. Non pas apolitisme, déduit-il, mais du moins exterritorialité de l’intellectuel, voilà la formule juste dans cette époque de sang, de terre, de race, de masse, de chefs et de patries19 . De là ses propos sur Hitler (abusés? désabusés? qui le dira?): de Guignol au grand-guignol (…) Le génie de la nation a choisi et compris ce créateur avant même qu’on pût déceler s’il était du bluff ou non (…) Les vertus, les ambitions individuelles, de nos jours, sont engourdies. Ainsi Hitler a-t-il raison en cela aussi (…) J’ai beaucoup sous-estimé Hitler (…) Rien de ce qu’on peut objecter au national-socialisme en tant que philosophie et que morale ne semble l’entraver. Une fois de plus, le moraliste doit attendre20 .

Critique de la politique démocratique tellement habituée à banaliser la morale au nom de la morale, mais sans jamais douter que le vote soit un procédé plus humain et plus civilisé que le couteau ou le pistolet, Musil ne cesse de considérer la démocratie comme plus digne de vivre que toutes les versions – fussent-elles historiques – qui nous en dégoûtent obstinément. Jusqu’à même y voir le caractère sinon l’essence de l’esprit: l’esprit est démocratique dans la mesure où toute pensée, toute expérience nouvelle peut le renverser. Ainsi relève-t-il soigneusement les chiffres (qu’avec beaucoup d’autres plus récents nous ferions bien de rappeler aussi): En 1933, après l’incendie du Reichstag, la terreur, etc., 16 millions 1/2 d’Allemands votaient encore contre le national-socialisme (…) En 1932 leurs sièges au Reichstag étaient tombés de 230 à 196, et trois mois plus tard le parti était au bord de l’effondrement21 . Dira-t-on que l’histoire et ses carnages se moquent de ce qui aurait pu… mais n’a pas été? De ces remarques et demandes microscopiques sur la table et dans la tête de l’écrivain? Musil sous Hitler ne répondra pas pour nous, mais notre place est-elle si loin de la sienne?

Pour se persuader d’une proximité certes négative, d’un présent comparable certes détestable, mais dont la détestation laisserait encore passer la liberté ou la nécessité de le dire, rien de mieux qu’un coup d’œil sur les rapports de Musil avec le journalisme.

D’abord le cinglant, qui pourrait être pour nous de la dernière heure: le journaliste politique fait de la politique sans jamais devenir un politicien, le feuilletoniste règne sur la littérature sans être un écrivain, le chroniqueur économique est un laquais ou un censeur du capitalisme qui n’a aucune chance de devenir un capitaliste. Plus profondément: on ne peut pas vivre sans trouver chaque jour dans le journal sa ration d’aventures, mais elles n’excitent qu’à la lecture; vécues, elles semblent démodées. C’est à cette lumière qu’il faut considérer l’absence de sérieux de la politique, des aventures et, finalement, de la guerre (…) Ainsi, de nos jours, pourrait-on faire passer sans scrupules ce qu’on ne sait pas pour vérité objective, et compter, à condition d’avoir la manière, sur plus de succès que les pointilleux. Bien placé (les journaux où il lui est arrivé d’écrire) pour s’amuser de la coutume journalistique qui dénonce la paille de l’autre sans rien dire de sa propre poutre, il tente d’expliquer le cercle vicieux: la rapidité de rédaction et la promptitude de réaction sont des conditions dont il ne peut rien sortir de bon. Difficile de mieux dire notre propre interrogation d’aujourd’hui, insupportablement tenace à l’heure du journal télévisé: comment en sortir, s’il n’en peut rien sortir de bon? On a beau penser avec lui que les journalistes ont mis dans le monde une telle pagaille qu’ils ne peuvent plus ensuite que tout mépriser, et qu’il faudrait voir dans la lecture d’agrément, quand on s’y voue ou la recherche, quelque chose de pathologique, une forme particulière de maladie – les diagnostics nous laissent comme lui abasourdis devant la puissance des sottises22.

La question revient: à quoi bon répéter, autant de fois qu’on voudra? Tous les Musil du monde, aussi rares soient-ils, ne manquent jamais, pour peu qu’on lise. Avec le “Plus jamais ça!”, l’autre aveu si salement répétitif “Nous ne savions pas” ne demande guère que la main qui le balaye d’un revers, ignorance qui s’ignore et qu’on ne peut qu’ignorer à son tour. Mais demandons encore un peu ce que tire l’insistance de Musil, jamais découragé de répondre en creusant ses propres interrogations – il sera temps alors de dire un mot, peut-être, qui vaille par lui et pour nous, à l’heure de l’anniversaire du pire devenu quotidien.

Sûr que les grands hommes sont fleurs et non racines de l’histoire, et tout aussi sûr que la routine est la souveraineté absolue, il tire d’abord une conclusion défendue avec quelques rares autres dès avant la (première) guerre: l’homme, moralement, est absence de formecapable de penser mais non de créer des formes, il ne se donne pas sa forme de viece ne sont donc plus les individus qui informent la masse, mais un processus très complexe. Or, quand des millions d’êtres humains ont perdu leurs proches ou leur vie, cela doit forcément produire une faille dans un peuple, un de ces événements qui, refoulés, se paient par l’hystérie23 . Il faudrait donc imaginer une autre forme d’être sous l’être. Au-dessous du moi, quelque chose de général, de persistant. Une substance. Mais personne ne peut l’observer. On se leurre. Une conséquence pratique pour l’écrivain: même ce que l’on aime, il faut le penser et le maîtriser de telle sorte que cela prenne un tour satirique (…) par exemple critiquer la vie à travers un gueux sympathique qui ne la prend pas au sérieux24 .

Or, si les conceptions du monde n’ont aucune portée, si l’on aboutit à l’irrespect (religieux) absolu, si l’individu qui vise un but général est un fou, si la vie se réduit au fond à être bon ou pas avec les choses folles qu’on voit, sans jamais en savoir plus, c’est que l’expérience et l’essai sont le nom de toute réalité, que celle-ci soit naturelle ou historique, pensée ou vécue. On devine que l’œuvre interminable trouve là sa justification comme son sens. Expliquant que le “je”, dans son livre, ne sera ni personnel ni impersonnel (moi qui ne suis ni un savant ni un caractère, dit-il), Musil avoue carrément: de même qu’un homme sans scrupules spécule plus hardiment avec l’argent d’autrui, je veux laisser courir mes pensées au-delà des limites qu’en toute rigueur je devrais leur assigner; voilà ce que j’appelle essai, tentative25.

En-deçà du précieux éclairage sur l’œuvre, pourquoi pas nous approprier cette voie? Ses conditions ou ses raisons sont aujourd’hui largement partagées. “Et moi aussi”, peut dire le premier lecteur venu, citoyen de nos cités sans citoyens, correspondant de nos communications sans correspondants, ciblé par nos informations sans cause ni conséquence, sans objet ni sujet. Qu’on en juge, au long de cette édition: je me suis senti toute ma vie un homme autre, mal compris ou combattu comme un corps étranger (…) Mais quelle position choisir pour venir à bout d’un monde sans point fixe? Je ne comprends pas ce monde, voilà la vérité! (…) J’ai l’impression d’avoir dans la tête un essaim, une nuée de possibilités, et me fais l’effet de quelqu’un qui cherche à ficeler un ballot plus gros que lui (…) La plus grande tragédie de la boxe de tous les temps – le plus grand combat de boxe du siècle – les plus grandes aciéries d’Europe… Qui emploie ce style? À l’origine, les petits garçons (…) L’une de mes plus fortes impressions de guerre aura été de me trouver soudain au milieu de gens qui ne lisaient jamais un livre (…) On ne devient grand que si l’on a le pouvoir d’attirer les gens, comme l’ont les points de vue, les bancs et les murs de pissotières26. La charge est sur nous, aujourd’hui encore plus lourde depuis le moment qu’il l’a pesée, non?

Faut-il donc, au terme de ce petit compte, reconnaître tristement son motif, l’impératif indubitable mais vain de la répétition? Ne sommes-nous qu’à l’un de ces moments indifférents, celui de l’énième fois après et avant tous les autres – jamais “tous”, justement? Expérience et essai: les simples mots de Musil nous laissent au moins la tâche d’essayer encore. Au nom de quoi, si la répétition ne nous apprend rien? La seule réponse de Musil est dans ces notes, (précisément répétée elle aussi dans son œuvre, comme l’indique l’éditeur): la beauté n’est pas autre chose que l’expression du fait qu’une chose a été aimée. Et l’homme sans qualités écrit: il semble que la beauté appartienne à un monde dans la profondeur duquel il n’y a ni chagrin, ni gaieté. Peut-être même n’y a-t-il plus de beauté dans ce monde, seulement une gravité sereine, presque indescriptible: la beauté n’étant que la diffraction de cet état indicible dans l’atmosphère ordinaire. C’est ce monde que nous cherchons27 Est-il sûr que l’art, dont il est question ici, soit seul concerné?

Monde” et “atmosphère ordinaire” – ce que Musil appelle encore “l’opinion de la vie” – n’est-ce pas aussi ce qui résiste tout bêtement parmi nous (parfois contre nous, mais jamais sans nous) aux dix mille répétitions du pire? Un concert raté ou un concert réussi ont-ils jamais dispensé personne de répéter? Une histoire ratée ou réussie nous dispense-t-elle d’avoir à recommencer? La répétition ne serait alors ni ce pire qu’on voit tant ni ce néant ou ce vide qu’on imagine, mais le renouvellement de tout. S’il faut tout nous répéter dix fois, c’est qu’aucune répétition n’est en réalité à l’identique, parce que toute répétition, précisément sans identité ni durée propres ou “idiotes”, ne tient qu’à l’autre, à toutes les autres, qu’elle imite ou recrée, arrange ou dérange – mais toujours en s’y soumettant. N’est-ce pas cela qu’on appelle le monde, commun ou partagé par cette soumission même aux causes et aux conséquences affrontées d’avance?

Un jour, en note de lecture, Musil relève la notion ancienne héritée de la chevalerie chrétienne: libertas obedentiæ, liberté dans l’obéissance28. Qui sait si la répétition d’une telle liberté, exigeant son renouvellement, ne pourrait pas correspondre à notre demande, aussi urgente et abasourdie que soit celle-ci?

Gilles Clamens – gilles.clamens@wanadoo.fr

1p.390.

2Louise L. Lambrichs (in Nous ne verrons jamais Vukovar, éd. Philippe Rey ,diff. Seuil 2005; p.268 ) énumère pas moins de douze répétitions répertoriées sous la seule computation, en parallèles atroces, des “événements” classés respectivement Seconde guerre mondiale 1939-45 et Guerres de Yougoslavie 1990-99. D’autres lieux – de l’extrême-est ou du sud-est asiatiques au Moyen-Orient en passant par l’Afrique donneraient la même leçon: la réussite du pire dans tous les cas.

3traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, tomes I & II, éd. du Seuil, Paris 1961.

4La “maîtrise du présent” est expressément l’objet des leçons données par Éric Voegelin à l’université de Munich en 1964: Hitler et les Allemands (tr. fr. par Mira Köller et Dominique Séglard, avant propos de Tilo Schabert, coll. Traces écrites, éd. du Seuil, Paris 2003).

5Exemples, si l’on se souvient que répéter veut dire demander encore: Comment jugeons-nous des actions, des opinions, etc.? Comment les comprenons-nous? (p.145) Que signifie tout cela? (p.377) – Serait-ce là le sens? (p.381) – Et qu’est-ce que cela signifie? (p.432) – Qu’est-ce que je veux? (p.459).

6Quoique je n’aie jamais lu mon texte sur la “Bêtise” aussi bien qu’hier, j’ai mesuré clairement ses et mes points faibles. À traduire peut-être ainsi: aucune de mes œuvres ne dit: Tu dois m’écouter. Nées de la plus rigoureuse nécessité intérieure, elles n’ont jamais rien qui exhorte; la volonté, forte pour la création solitaire, est faible pour toute communication; on pourrait dire aussi que cette prudence dans l’exposition fait qu’elle restera toujours à mi-chemin. Ou encore, que je reste pris dans le travail de la pensée et me désintéresse de son application. J’ai l’esprit trop peu pratique. (p.458).

7p.9. Dix ans plus tard, il accentuera l’ascèse: retenir des faits, sans but. Je suis devenu trop abstrait; j’aimerais, en accordant plus d’attention au quotidien, réapprendre la narration (p.196).

8p.11.

9p.12 & 26. Vingt ans plus tard il écrira encore: je suis également convaincu de l’incapacité du capitalisme bourgeois, sans que j’aie jamais pu prendre parti pour ses adversaires politiques (p.484).

10p.31: Pouvons-nous aimer la nation? p.32: L’esprit public, qu’est-ce que c’est?

11p.49: les représentants du peuple sont désignés par les universitaires à la suite d’un “test d’aptitudes”: grandeur de la cavité buccale, élasticité des cordes vocales, fidélité aux convictions, bonne mémoire, lenteur de compréhension, neutralité de la vie affective, sens de l’économie, daltonisme partiel, volonté forte, sentiments abstraits, absence de préréaction. Qualité principale: le sens de la communauté, être d’accord avec les autres.

12p.118 & 133.

13p.173.

14p.181 & 203.

15p.230 & 234.

16p.254 & 257.

17p.261 & 303.

18p.333, 338, 347,385.

19p.413 & 431.

20p.464, 524, 531, 535, 550.

21p.509, 523, 527, 528, 554. L’éditeur note qu’en novembre 1933 encore, la liste de Hitler n’aurait pas obtenu la moitié des voix si le vote avait été libre, c’est-à-dire non conjugué avec la consultation concernant le retrait de l’Allemagne de la SDN (p.621, note 50).

22p.59, 120, 164, 212, 379, 534. Cette coïncidence paradoxale de la saisie la plus juste avec l’impuissance la plus regrettable a peut-être quelque chose à voir avec les rapports étonnants qu’ont entretenus Musil et Kraus; lire à ce propos l’article de Stéphane Gödicke “Kraus contre Musil: la guerre du silence”, in revue Agone n°35/36, 2006 (Les guerres de Karl Kraus).

23C’est expressément le sens et l’action proposés aujourd’hui par l’interprétation de l’écrivain Louise L. Lambrichs à propos des guerres en ex-Yougoslavie (op. cit. supra note 2; du même auteur, deux applications: Les révoltés de Villefranche – avec Mirko D. Grmek – , éd. du Seuil 1998; Le cas Handke, éd. Inventaire/invention, coll. La place, 2003).

24p.13, 22, 24, 27, 65, 73, 80.

25p.83, 90, 118, 125, 141. Sur ce thème, on dispose de l’étude “Précision et passion: le problème de l’essai et de l’essayisme dans l’œuvre de Robert Musil”, par Jacques Bouveresse, in La voix de l’âme et les chemins de l’esprit – dix études sur Robert Musil, éd. du Seuil 2001.

26p.165, 186, 222, 255, 478, 703.

27p.202; et HSQ (op. cit. supra note 3): tome II, p.643.

28p.410.

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